Oraison funèbre de papa 1er Juillet 2007
Papa nous a quittés "pour rejoindre la maison du père", après une vie bien remplie. Pourtant, nous voudrions mes frères et sœurs, sans trop de tristesse, vous faire partager les souvenirs heureux de celui-ci plutôt que de vous imposer un panégyrique fastidieux.
Enfant, placé soudainement dans un pensionnat religieux de Marseille à la suite de la séparation de ses parents à l’âge de six ans, il nous décrivait souvent l'horreur culinaire qu'il subissait tous les jeudis en mangeant le hachis du Sacré-coeur sans doute composé avec tous les restes de la semaine.
« Jamais » nous disait-il, parfois des larmes dans les yeux, « je n'ai mangé quelque chose d'aussi répugnant même au pire moment de ma captivité. » Comme quoi la douleur d'une rupture familiale peut s’exprimer longtemps après, par le canal des papilles gustatives.
Lycéen et étudiant des années trente, il s’y était crée ses repères qu'il n'avait jamais vraiment quittées. A cette époque il se couvrit de gloire à l'école Lacordaire des dominicains en participant à la victoire footballistique des « philo maths » contre l'équipe locale en jouant arrière gauche, épisode rapporté dans le « Provençal ». Ce récit m’étonnait, car je n'ai pas le souvenir d'avoir jamais joué au foot avec mon père.
Fort de ses origines méditerranéennes, même s’il n’aurait jamais quitté Paris à aucun prix, Il nous parlait de son oral du bac français au cours duquel, interrogé sur le Félibrige et Frédéric Mistral, il obtint la note suprême de 20 sur 20.
Il évoquait périodiquement l’épisode terrible des émeutes du 6 Février 34 après l'affaire Staviski, au cours duquel, contrôlé par un pandore peu aimable qui lui demandait ses papiers, il faillit se retrouver au bloc parce qu'il lui avait dit avec un brin d'agacement: « vous aurez l'obligeance de me les rendre. » Comme quoi le goût familial pour l'impertinence polie vient de loin.
Et puis, il y eut les années de guerre qu'il nous racontait comme s'il en avait été un simple spectateur attentif. Il comparait les bombardements qu'il avait subis lors de la débâcle de l'armée française, à de beaux feux d'artifice manquant toutefois de couleur.
Il évoquait sa vie de prisonnier au stalag 1 B en Prusse orientale entre ses activités de chanteur comique de la troupe de théâtre pour tromper l'ennui et celles de vacher en commando; ce qui nous laissait parfois à penser que sa captivité n'avait été pour lui qu'une aimable quoiqu'un peu longue, colonie de vacances en milieu rural.
Et pendant longtemps nous n'avons rien su des conditions dramatiques de sa libération par les troupes soviétiques en 1945. Aucun de ses récits ne devait nous éloigner par une évocation trop tragique de sa part, des rivages sécurisants de l'enfance.
Je ne sus que par hasard à 20 ans, qu’il avait eu droit à la croix de guerre, salué par les autorités militaires pour « son rare sang froid et son très grand courage. »
Après la guerre, Papa a su construire avec Maman ici présente, une famille de six enfants et de vingt petits enfants qui constituait, disait-il, le bonheur de sa vie. Il éprouvait presque une fierté d’avoir pu se stabiliser à Montrouge où il était installé depuis près de 48 ans après tant d’années d’incertitudes.
Il participait notamment aux activités de la paroisse ( il ne voulait jamais manquer une messe). Il s’occupait des anciens combattants que nous remercions de leur présence, Il recevait ses amis et notamment Bernard Lalande avec qui il avait partagé sa captivité en ayant tissé avec lui des liens inaltérables.
Je passerai sur sa carrière professionnelle au ministère de la culture, car il était impossible de lui tirer une quelconque information sur ce qu'il y faisait ; à se demander si la gestion des gardiens de musée ou la réglementation sur les droits d'auteur, ne relevaient pas pour lui du « secret défense. »
Puis ce fut le temps de la retraite qui fut très longue, Papa ayant eu la prudence de ne jamais prendre un volant de toute sa vie, heureusement pour nous.
Vers la fin de sa vie, du fait de son esprit d'indépendance, Papa ne voulait pas rejoindre une maison de retraite, de sorte que, chantant parfois le matin « l’internationale » et l’après-midi » minuit chrétien », il s’est éteint doucement chez lui comme la flamme d'une chandelle en défaut de cire. On ne saurait trop remercier tous les personnels et notamment Marie Jeanne et Pélagie, qui l’ont aidé jusqu’au dernier moment à accomplir les gestes les plus simples de la vie quotidienne.
Il put ainsi tenir jusqu’au bout, la main de son épouse avec qui il a vécu pendant soixante ans, accompagné des voisins de la rue Louis Rolland qu’on ne saurait trop remercier de leur présence jusque dans les instants ultimes. Merci enfin à Pascale qui lui a fermé les yeux et qui lui a fait sa toilette mortuaire.
Nous entourons aussi maman ici présente qui l'a accompagné plus d'un demi-siècle, même si c'était parfois en manifestant un agacement rugueux vis à vis de ses travers et de ses radotages aussi cultivés fussent-ils.
Au bout du compte quand il se présentera devant Saint Pierre aux portes du paradis, il disposera d'un assez joli curriculum vitae qui lui donna la force tranquille de vivre après les JMJ de 1997, l'an 2000, l'euro et la canicule de 2003.
Au revoir, Papa et surtout prends le paradis pour une université populaire comme tu le fis pendant des années avec la section linguistique de l'école des hautes études, qui n'a d'ailleurs de pratique que l’épithète, ce qui n’était certes pas ta qualité dominante.
Sinon tu risquerais de perdre le moral qui t'as permis de vivre aussi longtemps avec celle qui t’a supportée pendant plus de soixante ans et qui t’a soutenu jusqu’à ton dernier souffle.
Et à bientôt dans la maison du père, mais si le bon Dieu le veut, pas trop tôt.